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Jean-Claude Kaufmann est sociologue et chercheur au CNRS. Spécialiste de l’intimité du couple, il est notamment l’auteur de La femme seule et le Prince charmant : enquête sur la vie solo, Premier matin : comment naît une histoire d’amour ou Agacements : les petites guerres du couple. Dans son dernier livre, Un lit pour deux : la tendre guerre, Jean-Claude Kaufmann traite de la question épineuse des lits, voire des chambres, séparés. www.jckaufmann.fr
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Est-ce naturel de dormir à deux ?
Nous ne sommes plus des animaux. La civilisation nous façonne, même si elle ne supprime pas totalement notre animalité. Dormir à deux est une construction sociale, qui ne concerne pas toutes les sociétés. Et on ne dort pas toujours dans un lit.
Il y a une mise en forme de la manière de dormir par l’Eglise au Moyen-Age. La vie conjugale est ainsi légitimée avec le lit comme symbole. Cependant, cela a pris du temps : la chambre séparée date d’un siècle.
Dormir ensemble n’est donc pas naturel. Même chez les animaux, il y a différentes manières de dormir. Mais, de nos jours, un couple qui dort séparément ne paraît pas normal. Le symbole du lit conjugal reste dans les mentalités.
Pourtant, la chambre conjugale est une invention récente.
La chambre séparée n’est pas une nouveauté pour les grands seigneurs et les rois. D’autant plus qu’ils partagent leur lit avec leur maîtresse légitime.
Chez les masses populaires, on dort dans une pièce commune. Tout le monde vit dans la même pièce et il n’y a pas d’espace pour le couple. La lutte a été longue pour acquérir l’intimité.
Des lits séparés, faire chambre à part, est-ce la fin de cette intimité ?
Aujourd’hui, le couple est différent de celui des années 50. Les personnes ne veulent plus disparaître. Elles veulent être avec quelqu’un, tout en restant elles-mêmes. Le couple se vit donc en deux temps : un temps en solo et un temps ensemble.
Dans la vie quotidienne, cela peut se traduire par le petit-déjeuner pris en solo et le dîner pris à deux. Le couple ne se retrouve plus sur le canapé devant la télévision, car chacun a son écran. Il y a, à la fois, un besoin de respiration personnelle et de moments vécus ensemble.
C’est la même chose pour le sommeil. L’un se couche avant l’autre pour avoir un temps à lui, puis le couple se retrouve quand l’autre le rejoint.
Le ronflement est une source de tensions. Pour résoudre le problème, les couples qui ont entre 50 et 60 ans peuvent faire chambre à part. Les enfants sont partis et la place le permet. Cela devient compliqué quand celui qui ronfle ne comprend pas. Lui dort bien. Une longue discussion commence alors pour arriver à un accord. Puis il faut expliquer ce choix aux proches, qui jugent.
Faire chambre à part peut être un signe d’éloignement. Pourtant, dans la majorité des cas, il s’agit d’un souci de cohabitation, qui rejaillit sur le sommeil. La chambre séparée peut sauver un couple. Cela évite l’aigreur et permet de réinventer la vie à deux. Cela peut améliorer la sexualité en brisant la routine. Dans le même temps, il y a une perte de sensualité ordinaire et de partage : la simple présence et les petits gestes peuvent disparaître.
Pourquoi est-ce un sujet tabou ?
L’Eglise a dû faire avec la sexualité pour que l’espèce se reproduise. Le devoir conjugal est donc accepté, même si les femmes ne devaient pas ressentir de plaisir et d’émotion.
Au XIXe siècle, l’hygiénisme met en place un code de bonne vie. Les logements des plus démunis sont visités. Comme dans les maisons bourgeoises, on conseille une chambre à coucher parentale avec une porte fermée, loin des yeux des enfants.
Le symbole est resté. Partager le lit est un indicateur de bon fonctionnement du couple. Or, avoir du temps personnel n’est pas un problème, si du temps et de l’attention sont donnés à l’autre. Chaque couple s’organise à sa manière.
Le lit est un vrai lieu de vie pour les célibataires. Est-ce compliqué de laisser de la place à l’autre ?
A deux, on prend vite un côté dans le lit. Puis il y a séparation. Que se passe-t-il quand deux côtés droits se rencontrent ? Avec la magie de l’amour, le lit n’est plus le même espace, il n’a plus la même taille. Un des deux prend donc un autre côté, car les deux personnes sont différentes.
Les célibataires ont peur de l’engagement, car ils ont peur de se perdre. Ils veulent rester eux-mêmes et ajouter l’autre, sans dérangement. C’est impossible et cela se joue dans le lit.
Si l’on n’est pas prêt à ce bouleversement, cela peut provoquer angoisse et douleur. Si on est prêt, tout se passe bien.
Le lit est donc un lieu de désirs contradictoires.
Depuis 50 ans, la société est fondée sur l’autonomie individuelle. Mais on rêve d’amour. Alors on bricole autour de cette contradiction. Et c’est plus compliqué dans les lieux où l’intimité est partagée.
Est-ce difficile d’amorcer le dialogue ?
Il n’y a pas de recette. Les manières de faire sont diverses et surprenantes. Un partenaire ou une partie de son corps sert de doudou à l’autre. On crée des chorégraphies à deux : on se tourne le dos mais on trouve le moyen de se toucher.
Et le sujet ne se discute pas. C’est intuitif. On cherche à comprendre, on dit une phrase allusive. Le bavardage dans le couple est important et fréquent, mais la communication en face à face est compliquée. Pour dire les choses, il y a l’humour. Cela fonctionne bien. On communique de façon subtile et détournée.
Reste la question de la couette.
Avant de faire chambre à part, on commence par des séparations modestes : des petites escapades de quelques heures ou le « chacun sa couette ». On peut alors s’enrouler dans sa couette comme un nem pour éviter les courants d’air.
Les sensations de chaud et de froid peuvent générer des tensions au sein du couple. Majoritairement, ce sont les femmes qui ont froid, notamment lorsque le partenaire se couche plus tard et qu’il soulève la couette. Cela peut presque mener au divorce.
La couette remplace la couverture et est un marqueur de modernité. Elle symbolise une société moins rigide. Mais elle a un défaut par rapport à la couverture : on ne peut pas régler l’épaisseur souhaitée. Les fabricants devraient se poser la question. Forcément, quand l’un a froid, l’autre a chaud. Le « chacun sa couette » résout donc le problème. Mais, pour pouvoir se rencontrer, il faut dérouler le nem. Nous sommes face à une nouvelle contradiction.
Agenda :
Agite tes neurones ! « Chéri(e), faisons chambre à part ! » avec Jean-Claude Kaufmann, auteur de Un lit pour deux : la tendre guerre
Bibliothèque Parment
Jeudi 5 novembre 2015