|
Docteure en sciences de l'information et de la communication, Mélanie Bourdaa est spécialisée dans l'analyse des médias audiovisuels (télévision) et les pratiques culturelles des téléspectateurs. Elle écrit des articles scientifiques sur les séries télévisées et leur impact sociologique, ainsi que sur les nouvelles pratiques des fans aux USA et en France. Elle s'intéresse également au transmedia storytelling, ou narration d’une histoire sur plusieurs plates-formes. |
Certains bestsellers sont issus de la fanfiction. Est-ce une trahison pour les premiers lecteurs ?
Les fans se rassemblent en communauté, dans laquelle ils vont créer des liens sociaux, parfois des liens amicaux. Ils vont partager et faire circuler des contenus officiels ou leurs propres créations, et mener des actions d’engagement civiques. Cependant, toutes ces activités sont réalisées sans rémunération. Les communautés de fans fonctionnent sur le principe du don / contre-don entre eux, ou entre eux et les producteurs officiels.
Lorsque les fans commercialisent leurs productions, ils vont à l’encontre des principes qui régissent la communauté, à l’encontre des codes établis par les fans. Ce fut le cas, par exemple, pour Fifty Shades of Grey, qui est la réécriture d’une fiction Alternate Universe de Twilight de Stephenie Meyer. Devant le succès de cette fanfiction à chapitres dans la communauté, l’auteure a décidé de la proposer à des maisons d’édition.
Des fans regrettent-ils que leur culture soit devenue grand public ?
Les fans ont un caractère de nouveaux usagers, de testeurs si l’on peut dire, car ils se réapproprient souvent les nouvelles technologies pour déployer leurs activités. L’universitaire Henry Jenkins rappelle d’ailleurs que « la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public »[1].
Je dirais plutôt qu’aujourd’hui un nouveau genre de dialogue s’instaure entre les producteurs de contenus médiatiques et les fans, des interactions qui modifient les pratiques et les réceptions. De plus en plus, les productions utilisent les créations des fans pour promouvoir, gratuitement, leurs contenus (séries, films). Ce mouvement est appelé le fanadvertising, la publicité par et pour les fans. Par exemple, Orange is the New Black a demandé aux fans de la série de créer des fan arts (montages Photoshop, collages, dessins) pour promouvoir la saison 3 de la série.
Les femmes semblent être à l’origine du genre. Est-ce une forme de prise de pouvoir ? Les sous-genres de la fanfiction permettraient-ils de satisfaire certaines frustrations ?
L’écriture de fanfiction est une façon pour les publics issus des minorités (sexuelles, ethniques, de classe) de s’exprimer à travers leur passion. Par exemple, autour de la saga Twilight, les fanfictions permettent aux fans de réparer et de réécrire les erreurs genrées, en particulier la passivité des personnages féminins, notamment celle de Bella, et l’autorité des personnages masculins. Ces fans montrent « une capacité à s’engager activement dans la réception de l’œuvre de Meyer en écrivant des textes qui à la fois s’approprient et résistent aux relations genrées rétrogrades présentes dans la saga »[2] pour proposer par exemple des personnages féminins autonomes et émancipés.
La fanfiction peut également permettre aux fans de continuer à faire vivre des personnages importants pour eux, au-delà du texte canonique officiel (par exemple, après la mort d’un personnage). C’est ce qui est arrivé, récemment, autour de la série de science-fiction The 100. Un personnage central lesbien a été tué de façon assez brutale : après avoir fait l’amour pour la première fois avec sa partenaire dans la série. Cela a provoqué la colère et l’incompréhension de la part des fans LGBTQ, qui voyaient dans ce personnage un symbole de représentation positive de leur sexualité. Afin de prolonger cette représentation positive, les fans ont écrit des fanfictions dans lesquelles les deux personnages sont toujours ensemble, allant en l’encontre du texte officiel de la série. Autour de la série Grey’s Anatomy, le même phénomène s’est produit après la rupture du couple lesbien Callie-Arizona. Une fan déclarait sur Tumblr : « pour ma part, je continuerai à voir Calzona comme un couple dans mes fanfictions. Les histoires que j’écris et / ou que j’apprécie dans mon temps libre ne contiendront pas de rupture. Je suis libre maintenant. Je suis libre de faire de cette relation ce que je veux. Moins de drame, plus de vibrations. Moins de tristesse, plus de bonheur. Je peux faire ce que je veux, et la série aussi. Ils existent dans deux lieux bien distincts maintenant ». Cette fan va produire des textes originaux, dans lesquels elle va laisser libre court à son imagination, sans plus se soucier de la production canonique officielle. Les deux productions, canoniques et faniques, vont désormais évoluer en parallèle, les fans ayant créé un univers bien à eux par le biais de créations originales.
Pourquoi vous intéressez-vous à la fanfiction ?
Je m’intéresse en particulier aux pratiques numériques des fans et à leurs activités au sein de leur communauté, le fandom. Ces activités ont permis de légitimer le rôle des fans et de leur donner une position de réception active, en les plaçant comme des producteurs de contenus et de sens. Parmi les nombreuses activités des fans, la fanfiction est celle qui cristallise de nombreux aspects du fandom : la créativité, la production de sens, la ré-interprétation de textes médiatiques, le partage, le dévoilement identitaire et la co-construction. De plus, la fanfiction est une activité de fans qui est née avant l’avènement des nouvelles technologies. Il y avait déjà des fanfictions autour de l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes. Grâce à une analyse de cette pratique, nous pouvons dégager une archéologie des fandoms et de leurs activités.
Etes-vous lectrice et/ou auteure de fanfiction ?
Oui je lis des fanfictions, notamment pour mes recherches, mais je n’en écris pas. Je suis plutôt une fan collectionneuse, et je rejoue ou réinterprète les scènes de mes univers favoris, en particulier Battlestar Galactica et Star Wars, avec mes figurines, en faisant parfois des crossovers entre les deux univers.
Agenda :
90 minutes avec… Mélanie Bourdaa sur le phénomène fanfiction
Bibliothèque Simone-de-Beauvoir
Samedi 29 avril 2016 à 15h
Public adultes et adolescents dès 13 ans
Entrée libre
[1] Jenkins H., 2006, Convergence Culture. Where old and new media collide, New York, NYU Press.
[2] Eate P., « A New Dawn Breaks : Rewriting Gender Wrongs through Twilight Fan Fiction », in Trier-Bieniek A., Fan Girls and the Media. Creating Characters, Consuming Culture, Rowman and Littlefield, 2015. pp. 21-42.